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Le matin même, Khallas, le man’sha, s’était rendu seul jusqu’aux pierres dressées de Kher’Nach. En observant l’endroit où se levait le soleil, il avait su que le temps de la « Nuit Courte » était venu. C’était durant cette nuit magique que devait avoir lieu l’Arundha, l’initiation des hommes-enfants, qui ferait d’eux des hommes-adultes.
Cette fois pourtant, il était resté un peu plus longtemps à psalmodier des litanies incompréhensibles, afin d’implorer les dieux de lui accorder la clairvoyance. Parmi les cinq adolescents qui devaient subir les épreuves figurait un certain Jehn, fils de son frère de sang, Aalthus, le chef du clan. Or, ce garçon n’avait rien de commun avec les autres. Et lui, Khallas, savait qu’il ne s’agissait pas seulement de sa taille exceptionnelle. Il s’était produit, avant sa naissance, un événement incompréhensible, dont lui-même n’avait jamais réussi à percer le secret. Malgré les suppliques qu’il leur avait adressées au cours de ses transes, les dieux étaient demeurés muets.
Peut-être l’Arundha apporterait-elle une réponse. Il le souhaitait et le redoutait à la fois. Qui pouvait savoir ce qui se produirait alors ? Il espérait de toute son âme qu’Aalthus ne s’était pas trompé en arrêtant le couteau sacrificiel.
Depuis quelques jours, Khallas avait fait provision du champignon sacré qui poussait au pied de l’arbre divin, à l’écorce couleur de lune. C’était un champignon étrange, dont les pouvoirs permettaient d’accéder au monde des esprits. Son chapeau rappelait le sein d’une femme parsemé de gouttes de lait. La nuit, sous la lumière de la déesse Leh’ness, son pied luisait d’une mystérieuse lueur blanche. Selon la tradition, le premier des man’shas avait vu une femme très belle, aux longs cheveux de lune, jaillir jusqu’à la taille du tronc de l’arbre sacré à l’écorce blanche. Elle lui avait offert son sein. Alors, le man’sha avait bu le lait de la femme. Puis, plongé dans un sommeil étrange, il avait atteint un niveau supérieur de la connaissance. Depuis ce jour, le champignon rouge à taches blanches perpétuait le souvenir de la déesse de l’arbre. Nul ne savait son nom. Peut-être incarnait-elle la divinité de la nuit.
En prévision des rites initiatiques, Khallas avait préparé une mixture sombre, qu’il absorberait avant de la transmettre aux autres d’une manière très particulière.
À présent, le crépuscule inondait le village d’une lumière rouge sanglant. Un vent mystérieux, chargé des parfums de la terre, s’était levé. Toute la population était réunie autour des trois chênes plusieurs fois centenaires, et scandait des incantations à la gloire de la « Nuit Courte ». Chacun portait ses habits de cérémonie, richement décorés, de cuir et de lin tissé, teint avec le jus de baies sauvages. Des loups stylisés, symboles de la tribu, ornaient les longs vêtements clairs, presque blancs dans le crépuscule naissant. Un peu partout fleurissaient des torches allumées, qui éclairaient les visages de lueurs dansantes.
Au cœur de l’assemblée humaine, parmi les cinq adolescents vêtus chacun d’une longue robe de lin, se dressait une silhouette impressionnante. Jamais dans sa vie, Khallas n’avait rencontré d’homme aussi grand. Il ne laissa rien paraître de l’émotion qui l’étreignait et leva les bras pour obtenir le silence.
Puis il saisit le tambourin qui ne le quittait jamais et qui représentait l’emblème de sa fonction, et fit entendre un roulement feutré. Ensuite, il se dirigea vers l’extérieur du village, suivi de la foule qui reprit ses incantations, rythmées par le battement de l’instrument.
À quelque distance s’étendait la clairière où devait se dérouler l’Arundha. Un lieu magique dont le sol n’était foulé que pour les cérémonies importantes comme l’initiation, les funérailles ou les mariages. À intervalles réguliers s’alignaient les arbres sacrés, à la robe couleur de lune, symboles de fertilité et de connaissance. Au centre de la clairière, les femmes du clan avaient installé cinq bûchers pendant la journée. Plus loin flamboyaient des feux de camp où l’on avait déjà mis chèvres et moutons à rôtir. À l’écart, on apercevait la petite hutte de branchage sous laquelle le man’sha se retirerait pour méditer et absorber la potion sacrée.
Le roulement du tambourin s’arrêta. La foule s’immobilisa. Khallas se tourna vers elle, puis éleva les bras vers les étoiles et la lune dont la lueur blafarde baignait les lieux d’une lumière fantasmagorique. Alors, la voix gutturale de l’homme-médecine monta vers la voûte étoilée.
– Ô Leh’ness, déesse de la nuit, toi qui présides aux divinités obscures, accorde la sagesse et le courage à tous les membres de notre tribu, et particulièrement à nos cinq jeunes, qui vont ce soir t’offrir le sacrifice de leur enfance et de leur corps. Que Urgann, le dieu-père qui règne dans les deux, et Gwanea, la terre-mère, les soutiennent.
Puis il se tourna vers la foule redevenue silencieuse. Au premier rang, les cinq adolescents frissonnaient dans la fraîcheur humide du crépuscule. La solennité de l’instant les pénétrait au moins autant que le froid ambiant.
Khallas saisit la torche d’un assistant et enflamma successivement les cinq bûchers, que l’on avait enduits de résine. Bientôt, des flammes hautes et parfumées déchirèrent la nuit naissante. La clairière sacrée s’éclaira d’une lumière vivante qui se refléta dans les yeux pleins de ferveur de l’assistance. Un grondement sourd jaillit de toutes les poitrines, scandant le nom de la lune, la déesse des esprits obscurs.
Le man’sha s’avança au centre du cercle formé par les cinq foyers, lança d’une voix forte une invocation incompréhensible, puis il se drapa de sa longue cape de cuir noir et gagna la petite hutte où l’attendait la décoction de champignon hallucinogène.
Lorsque l’homme-médecine eut disparu, la foule se libéra. Cette nuit était une nuit de fête. Des instruments étranges apparurent entre les mains des musiciens, trompes longues ou courtes, tambours tendus de peau de porc, harpes à huit cordes aux sonorités grinçantes, flûtes taillées dans des tibias d’animaux ou des roseaux. On s’approcha des feux où rissolaient les bêtes abattues.
À l’écart, l’un d’eux vivait encore. C’était un superbe bélier qui serait offert tout à l’heure en sacrifice aux divinités. L’animal blatérait et tirait sur la corde qui l’enchaînait à son piquet.
Peu à peu, les libations commencèrent. Partout, on déboucha des jarres emplies de la bière au miel et aux fruits sauvages, la zahaat. Comme ses amis promis à l’Arundha, Jehn perdit peu à peu la notion du temps et des choses. À mesure que son gobelet d’argile se remplissait, une chaleur bienfaisante vivifiait ses membres et son esprit. Il avait passé la journée à méditer dans le secret de la forêt, implorant les dieux de le soutenir dans l’épreuve qui l’attendait. Il la connaissait déjà, pour y avoir assisté depuis sa plus tendre enfance. La « Nuit Courte » était une période magique, différente, où l’esprit de chacun se mêlait à tous, et à la terre entière, en une communion proche du délire.
La tête lui tournait lorsque le man’sha se dressa à nouveau en lisière de la clairière. Sa longue robe, éclairée par les flammes des bûchers, contrastait avec les silhouettes argentées des cinq arbres couleur de lune dont les feuillages d’émeraude se paraient de brindilles enflammées emportées par les vents tourbillonnants.
Jehn, malgré les vapeurs alcoolisées qui lui embrumaient l’esprit, se surprit à trembler. Il redoutait ce qu’il allait découvrir au plus profond de lui-même.
Sous les yeux passionnés de la foule, Khallas fit signe aux cinq adolescents de le rejoindre au centre du cercle de feu. Chacun d’eux prit place, le dos tourné à un foyer. Alors, d’un geste brusque, le sorcier déchira l’une après l’autre les robes de lin qui les couvraient et les jeta aux flammes. Une haleine de feu baigna leurs corps entièrement nus. Le man’sha fit amener le bélier. L’animal, comme s’il se doutait de son sort, se débattit violemment. Mais il était trop tard. Un long poignard de silex aiguisé surgit dans la main du sorcier. Il s’approcha de la bête, qu’il saisit par les cornes, et l’égorgea d’un coup imparable. Après quelques soubresauts, le bélier s’écroula. Un instant plus tard, Khallas recueillait son sang dans une vasque en argile cuite.
Il se dirigea vers les cinq adolescents, qui attendaient, aussi immobiles que les pierres. Il trempa la main dans le sang tiède et badigeonna la poitrine de chacun, tout en psalmodiant des incantations dans un langage inconnu, venu du fond des âges. La foule située au-delà du cercle de feu reprit ses paroles, dans un murmure qui s’amplifia en un grondement formidable, le chœur de la terre elle-même.
Ensuite, le man’sha saisit à nouveau son poignard et imprima des entailles sanglantes dans les muscles de la poitrine, les bras et les jambes des cinq jeunes gens. Neuf scarifications, qui symbolisaient les niveaux séparant la terre des cieux, où régnait le tout-puissant Urgann, père de l’univers. Il était d’usage que les adolescents serrent les dents pour ne pas trahir leur souffrance. Mais leur vie rude et sauvage les avait préparés à ce genre d’expérience. Aucun ne laissa échapper un cri.
Vint alors l’épreuve finale. Un aide de Khallas apporta un lourd récipient contenant un liquide jaunâtre peu engageant. Jehn, l’esprit brûlé par les vapeurs de zahaat et la douleur, savait déjà qu’il s’agissait de la propre urine de l’homme-médecine, recueillie après l’absorption de la décoction de champignon sacré. Un liquide nauséabond qu’il allait devoir ingurgiter afin d’accéder à la connaissance intérieure[5].
Tandis que la foule scandait des litanies à la gloire de la divinité de la nuit, le man’sha remplit des gobelets qu’il tendit à chacun des cinq jeunes.
Après une courte hésitation, Jehn absorba le liquide d’un trait. Un goût amer et salé lui imprégna la gorge pendant quelques instants, lui donnant la nausée. Dans un premier temps, il n’éprouva rien. Puis l’espace sembla se dédoubler autour de lui. Les bruits des festivités lui parvinrent comme assourdis, les visages se déformèrent. Il s’écroula à terre, pris d’une irrésistible envie de dormir. Des figures connues se penchaient sur lui, qu’il ne voyait pas. Pas plus qu’il ne distinguait ses quatre compagnons, tombés dans le même état d’hébétude. Ce n’était que le premier pas vers l’inconnu.
Dans un état second, il entrevit le man’sha brandir de longues verges de bouleau dont il se mit à les fouetter avec vigueur. Il sentit à peine la morsure des coups. Peu après, quelques femmes se débarrassèrent de leurs vêtements, pour se joindre aux adolescents et recevoir aussi les coups de fouet de l’homme-médecine. Il lui revint vaguement que les branches de l’arbre sacré avaient la propriété de rendre la fertilité aux femmes stériles.
Tout à coup, une terreur absolue s’empara de lui, comme surgie du plus profond des ténèbres. Une musique étrange lui siffla aux oreilles, qui l’incitait à tout abandonner, à se laisser absorber par le gouffre du néant. Une vision effrayante l’envahit, occultant les lueurs des foyers. Son propre corps se déchiquetait sans qu’il ne pût agir. Des douleurs sourdes lui broyaient les membres. Dans un sursaut de lucidité, il se demanda s’il était possible de souffrir autant. Il ne devait pourtant pas reculer. Il lui fallait affronter ce déchirement. Ce n’était qu’à ce prix qu’il parviendrait, par le sacrifice de soi, au-delà du mal.
Soudain, une lueur jaillit au fond de lui, une lumière fantastique, qui grandit sans pour autant devenir aveuglante. Une lumière qu’il appelait de toute son âme. Si elle s’éteignait, s’il n’avait pas la force de la retenir, sa vie le fuirait et il sombrerait pour toujours dans le néant. Il savait que cela s’était déjà produit par le passé. Un adolescent ne s’était pas réveillé. Les dieux avaient refusé qu’il devienne un homme-adulte. Dans un sursaut de volonté, il tourna son esprit vers la clarté, se concentra sur elle, repoussant les souffrances qui broyaient son corps éparpillé aux quatre coins de l’univers. Sa respiration s’accéléra.
De toute sa puissance, il lutta, repoussant pied à pied l’hydre innommable qui l’aspirait vers le fond. Ce combat phénoménal lui sembla durer une éternité. Enfin, le monstre impalpable lâcha prise, et s’évanouit comme il était venu. Peu à peu, son corps dispersé se rassembla, se reconstitua. Une sensation de victoire, d’invincibilité, de plénitude gonfla ses poumons. Mais cette sensation enivrante se doublait d’une impression de sacrifice. Il ne savait plus où il était, qui il était, ayant perdu la notion du temps et de toutes choses. Qui étaient ces hommes et ces femmes qui l’entouraient, qui vacillaient autour de lui ? Les femmes, les femmes surtout l’attiraient. Il ne se rendait même pas compte que, tout comme ses compagnons soumis aux effets du champignon hallucinogène, il s’était mis à hurler, à crier, à rire à gorge déployée, bondissant comme un fauve au milieu de la foule qui lui adressait des encouragements d’autant plus enthousiastes que les effets de la zahaat avaient depuis déjà longtemps obscurci tous les esprits. Il ne s’aperçut pas de l’érection extraordinaire qui s’était emparée de son sexe sous l’effet de la drogue.
Un visage l’aspira, une bouche se posa sur la sienne, des dents nacrées lui mordirent les lèvres, tandis qu’une chaleur intense lui broyait le bas-ventre. Il connaissait ce visage, cette femme, cette femme si belle. Un prénom lui traversa l’esprit l’espace d’un éclair. Myria ! Puis il sombra dans un état comateux, le corps parcouru de longs frémissements.
Alors, le man’sha s’approcha de lui et disposa sur son corps écroulé le long vêtement de lin qui deviendrait son habit de cérémonie pour le reste de ses jours.
Jehn ne ressentait pas la froideur du sol sur sa peau nue, pas plus qu’il n’avait conscience d’avoir bondi plusieurs fois à travers le baiser brûlant des flammes des bûchers. Tout s’estompa en lui, et il sombra dans l’inconscience. L’inconscience, ou plutôt un état de supra-conscience. La clairière s’évanouit, pour laisser place à la vision d’une lande de bruyère éclairée par la pleine lune. Sous ses pattes (ses pattes ?), il éprouva la dureté des pierres rocailleuses. Une louve cheminait à ses côtés. Il était devenu loup lui-même. Le loup était son animal totem, son emblème. Une sensation nouvelle l’envahit. Il se tourna lentement vers la silhouette sombre à ses côtés. Une silhouette floue, qui pouvait être aussi bien une louve que n’importe quel autre animal, peut-être même une femme. Sans comprendre pourquoi, il sut qu’un amour extraordinaire l’enchaînait à cet être hybride, cet esprit immatériel. Un lien que rien jamais ne pourrait détruire. Il éprouva la sensation d’avoir parcouru en sa compagnie une route très longue, si longue qu’elle se perdait dans le gouffre du temps. Les yeux de la créature diaphane se tournèrent vers lui, emplis d’une détresse insondable.
Et soudain, l’ombre femelle s’écarta de lui et se dilua dans le néant. Dans son délire, un hurlement retentit, qui figea les membres du clan dans la stupeur.
Jehn n’eut pas conscience d’avoir crié. Il ne gardait, incrustée dans sa chair comme une blessure à vif, que la sensation intolérable d’un précipice infini qui le séparait à présent de sa compagne inconnue. Alors, tout s’estompa dans une lumière d’azur et d’or, et il eut une vision encore plus étonnante.
Il se trouvait maintenant au centre d’une salle immense, dallée d’une mosaïque aux couleurs chatoyantes. Devant lui se découpait une baie éclatante. Curieusement, il croyait reconnaître l’endroit. Tout ici lui paraissait familier. Peu à peu, sa propre identité s’effaça, et il s’intégra à un personnage nouveau, étrange reflet de lui-même.
Quittant la pénombre de la grande salle du palais, il s’avança sur la vaste esplanade inondée de lumière dominant l’agora. Jusqu’à l’horizon, les toits de la cité resplendissaient d’une luminosité étonnante, semblable à de l’or. L’air tiède embaumé de parfums printaniers baignait une foule bigarrée et innombrable. De chaque côté s’élevaient des statues de marbre à l’effigie des dieux ; sur la gauche se dressait un immense édifice surmonté d’un dôme en forme de pyramide à sept pans. Ses surfaces cristallines reflétaient les rayons du dieu-soleil. C’était là, sous la voûte translucide, que venaient prier les fidèles. Ils s’exposaient ainsi aux rayons bienveillants de la divinité généreuse d’où émanait toute vie.
À l’opposé du palais, de l’autre côté de la place, une large avenue descendait vers le port, bordée de demeures somptueuses. Au loin sommeillaient de grands navires. Sans doute n’existait-il pas de par le vaste monde de cité aussi belle et aussi riche.
Une main se glissa dans celle du prince. Une main chaude, douce, où coulait tout l’amour du monde. Il la serra avec tendresse et s’avança à la limite du balcon dominant la foule qui se mit à hurler son enthousiasme. Les festivités allaient pouvoir commencer. Les récoltes avaient été abondantes, les troupeaux n’avaient jamais été aussi beaux, et le peuple ne connaissait plus la famine depuis des temps immémoriaux. Mais surtout, le spectre de la guerre s’était éloigné. Les armées terrestres et la flotte avaient triomphé de l’ennemi.
Le prince tourna les yeux vers sa compagne. La douceur du regard vert posé sur lui le rassura. Une sensation de plénitude absolue le parcourut. Après l’atmosphère épuisante des champs de bataille, il pouvait enfin savourer le plaisir de la contempler sans éprouver l’angoisse de devoir la quitter. Jamais elle n’avait été aussi belle. Un magnifique collier d’émeraudes serties dans des fleurs d’or ciselé décorait son cou et ses épaules dénudées. Sa chevelure était retenue par un superbe diadème de saphirs bleus qui disaient sa condition royale. Il serra encore plus la fine main glissée dans la sienne. Il existait entre eux un lien que rien jamais ne pourrait défaire, pas même la mort. Elle était son amie, son reflet, son double, au-delà de tout ce qui pouvait s’imaginer.
Un sentiment de fierté et de reconnaissance envers les dieux l’emplit. Il se tourna à nouveau vers la foule et entreprit de descendre le large escalier de marbre blanc éclaboussé de lumière. Des visages montèrent vers lui, où il lisait l’adoration de tout un peuple.
Soudain, une pensée terrible le traversa. Une telle opulence, un tel bonheur pouvaient-ils durer ? De sombres desseins ne se tramaient-ils pas dans l’ombre ? Toute cette richesse, tous ces honneurs ne se paieraient-ils pas un jour ? Si les dieux, dont l’humeur capricieuse pouvait se manifester à tout moment, se montraient jaloux de la puissance de la cité, de la beauté de sa compagne, serait-il assez fort pour les défendre ?
Bien sûr ! N’était-il pas une sorte de dieu lui-même, de même que sa compagne ? Cependant, personne n’était à l’abri du destin impitoyable, qui frappait les hommes et les divinités. Il ne redoutait rien pour lui. Mais il craignait pour son peuple.
Comme il descendait les degrés, il sentit s’amasser au loin, sans raison aucune, une puissance destructrice inimaginable et aveugle.
Peu à peu, l’air lui manqua.
Lentement, Jehn recouvra ses esprits. Devant lui se tenaient des visages connus, qui le contemplaient avec inquiétude. Celui de son père, Aalthus, celui de Khallas, celui de la petite Myria. Une douleur sourde lui martelait le crâne tandis qu’il reprenait son souffle. Il avait l’impression que l’air refusait de pénétrer ses poumons. Puis les battements de son cœur emballé s’apaisèrent et il put respirer normalement. Il ne se souvenait plus de rien, sinon de cet endroit mystérieux et lumineux, sur lequel pesait une menace invisible et angoissante.
Myria s’agenouilla près de lui et lui caressa le visage.
Il ne s’aperçut même pas du sang qui coulait de son torse et de ses membres, sur lesquels le man’sha avait taillé les neuf scarifications symbolisant les degrés de l’échelle cosmique.
Une pensée insolite vint le frapper. La légende disait que c’était l’union d’Urgann et de Gwanea, la déesse de la terre, qui avait engendré les humains. Mais ceux-ci avaient oublié, au fil du temps, leur ascendance divine. Et la succession de leurs vies et de leurs morts devaient les amener à redécouvrir cette ascendance. Nauséeux, il se redressa, soutenu par la petite Myria, qui lui tendit son nouveau costume de lin. Elle avait dit qu’elle le décorerait elle-même. Avant de l’enfiler, il découvrit, sur la poitrine, un magnifique loup noir stylisé, cerné de dessins serpentins, figurant l’esprit et le courage.
La jeune fille épongea avec douceur le sang qui coulait des scarifications, puis elle l’aida à passer le vêtement. Un long frisson le parcourut. Les flammes des bûchers avaient baissé d’intensité. Sur l’un d’eux ne subsistaient plus que des braises. Déjà, à l’orient, le ciel pâlissait. Pourtant, Jehn ne voyait rien des corps écroulés sous l’effet de l’alcool de zahaat et de l’excès de nourriture. Il ne voyait rien des formes majestueuses des bouleaux couleur de lune qui se découpaient en ombres sombres sur le ciel éclairci de la nuit finissante. Devant ses yeux persistait l’image hallucinante de cette cité gigantesque inondée de lumière, un univers auquel lui, Jehn, chasseur du mégalithique, ne comprenait rien. Jamais les voyageurs qui visitaient le Ster’Agor, une fois l’an, n’avaient parlé d’un lieu semblable, d’aussi loin qu’ils pussent venir.
Alors, où se situait ce monde étrange ? Cette vision devait bien avoir une explication. Mais laquelle ?
Et surtout, qui était cette femme mystérieuse dont les yeux avaient la même couleur que les siens, et dont le souvenir éveillait en lui un lourd parfum de nostalgie ?